La petite revue de littérature que j'ai faite pour écrire cet article, m'a mise face à un paradoxe : l'addiction aux médicaments psychotropes et antalgiques est un phénomène grave et tout à la fois mal connu, insuffisamment étudié. Il pose la question d'une communication et d'une synergie plus grandes entre les différents acteurs du soin concernés. Il vient aussi questionner la formation des médecins, des pharmaciens dans leurs connaissances des phénomènes d'addiction et dans leur positionnement vis-à-vis des professionnels de la psychothérapie dans une société de consommation où l'efficacité du soin semble se mesurer à l'aune de la prescription d'un médicament. Or l'efficacité n'est-elle pas davantage dans le fait que la personne se sente mieux de façon durable plutôt que dans un soulagement rapide mais artificiel ? Et si possible, a minima, sans créer de phénomène d'addiction ? Je cherche ici à éclairer le sujet, à informer et à alerter.
L'addiction aux médicaments psychotropes et antalgiques
Lorsque l'on parle d'addiction, nous pensons souvent aux produits comme les drogues (héroïne, cocaïne...), l'alcool ou le tabac. Or, certains médicaments peuvent également créer de la dépendance, comme les psychotropes (substances dites psycho-actives car ayant un effet sur l'activité cérébrale et mentale) utilisés pour traiter les troubles psychiques (dépression, troubles du comportement...). Il est intéressant de remarquer que la plupart des produits illicites ont été des médicaments et que certains nouveaux produits psychoactifs de synthèse sont obtenus à partir de médicaments (Dematteis & Pennel, 2017). On distingue 5 types de psychotropes (Addict'AIDE). Il s'agit des antidépresseurs (en cas de tristesse, troubles du sommeil, alimentaires...), des neuroleptiques (pour les psychoses), des anxiolytiques (utilisés pour traiter l'angoisse, l'anxiété), des hypnotiques (somnifères) ou encore des régulateurs de l'humeur (souvent pour les troubles bipolaires). Le recours aux antalgiques opiacés (lutte contre la douleur) peut aussi créer de la dépendance (codéine, tramadol, morphine...). Selon Dematteis et Pennel (2017), de nombreux médicaments sont psychoactifs addictogènes mais les benzodiazépines (psychotropes) et les morphiniques (antalgiques) sont essentiellement problématiques. Pour ces auteurs, "les médicaments psychoactifs partagent les effets, les rôles, les modalités d'usage et la dangerosité de l'alcool et des produits illicites".
Selon M. Lapeyre-Mestre (2013), l'addiction aux médicaments est définie comme "l'asservissement d'un sujet à un médicament dont il a contracté l'habitude par un usage plus ou moins répété. ". Elle peut être la conséquence d'une diminution de la sensibilité au médicament suite à une prise répétée (tolérance) et se manifeste alors par de l'abus (usage excessif en augmentant les doses pour obtenir le même effet) avec le risque d'une conséquence néfaste du médicament. Pour d'autres auteurs (G.A.E Conseil), s'ajoutent la dépendance dite "psychique" par le plaisir éprouvé par l'administration de certains médicaments qui ont un effet euphorisant, tranquillisant, ré-énergisant... ainsi que le phénomène de ritualisation de la consommation induite par la posologie.
Selon M. Lapeyre-Mestre (2013), l'addiction médicamenteuse est un enjeu majeur de santé publique qui évolue rapidement et d'autant plus que la France compte parmi les plus gros consommateurs de médicaments en Europe et notamment de médicaments psychotropes. En effet en Occident la France est en tête du classement pour la consommation de psychotropes par habitant "un adulte sur dix consomme des psychotropes, avec par ordre décroissant : les anxiolytiques, les antidépresseurs et hypnotiques puis les neuroleptiques (Alonso et al. 2004)". Il faut ajouter l'augmentation de la consommation de médicaments analgésiques, antitussifs tout aussi psychostimulants (niveaux moindres que dans les autres pays).
Problématiques émergentes et recommandations ?
Le rapport réalisé par Dematteis et Pennel (2017) établit que la surconsommation française de médicaments psycho-actifs est à la fois culturelle et facilitée notamment par le dispositif de santé. Pour eux, les benzodiazépines anxiolytiques sont les plus consommées, suivies des benzodiazépines hypnotiques et des antidépresseurs. Si les durées de prescription des benzodiazépines hypnotiques et anxiolytiques sont limitées dans le temps (de 4 à 12 semaines) afin d'éviter leur mésusage, "la durée de traitement observée est de 4 à 5 mois par an, parfois de plusieurs années, sans résoudre les troubles du sommeil et anxieux de la majorité des patients. Ces traitements souffrent d'un manque d'informations et de conseils des médecins et encore plus des pharmaciens". L'addiction aux antalgiques quant à elle est une problématique de plus en plus fréquente.
Pour ces auteurs, dans notre société marquée par la polyconsommation, la recherche de la performance et de l'immédiateté "les médicaments psychoactifs y ont une place importante. Ils apportent une réponse rapide, notamment vis-à-vis de la douleur physique et psychique". Ce rapport alerte sur une banalisation de cette consommation dans la population générale et parmi les professionnels même pour des médicaments puissants.
M. Lapeyre-Mestre (2013) fait le même constat en précisant que la banalisation de leur usage a sans doute participé à un risque d'abus majeur en termes de santé publique. En effet, "Au cours des dernières années, des cas d'abus et de dépendance graves ont été identifiés avec des médicaments dont le potentiel d'abus était connu et avéré, devant donc par principe conduire à une certaine prudence dans leur utilisation".
Les médicaments psychoactifs peuvent induire des dommages multiples, graves et fatals : surdosage, risques liés au mode d'administration, association de produits toxique, tentatives de suicide, accidents du travail ou de la route, troubles anxieux, dépressifs et du sommeil, troubles cognitifs et démences possibles, risque de sevrage néonatal (Dematteis & Pennel, 2017). Pourtant, ils bénéficient d'une image indûment rassurante.
Une étude (Kripke et al., 2012, cité par M. Lapeyre-Mestre, 2013) a mis en évidence une association significative entre consommation d'hypnotiques et excès de mortalité, le risque relatif de décès augmentant avec la longueur du traitement (relation dose-effet). Elle fait à nouveau ressortir le fait que l'usage des hypnotiques surtout prolongé dans le temps expose les sujets "à un risque important inacceptable pour une efficacité somme toute modérée (Glass et al., 2005)".
Ces analyses du problème de l'addiction aux médicaments psychoactifs sont faites du point de vue du chercheur qui a un regard sur, point de vue extérieur. Il ne faut pas pour autant oublier le point de vue du sujet qui, par l'usage de sa consommation, cherche avant tout à soulager une souffrance. Le rapport de Dematteis et Pennel (2017) prône une prise en charge "intégrative", adaptée à la personne, centrée sur ses ressources et devant stimuler sa propre prise en charge. Afin d'améliorer la réduction des risques et des dommages, il recommande une meilleure compréhension des phénomènes (des usagers et de leurs consommations de médicaments, des effets des médicaments psychoactifs), une meilleure information du public et des patients (sur les risques de ces médicaments) et une meilleure formation des médecins généralistes (sur les addictions, sur leur capacité à dépister les sujets à risque et à informer dès la primo-prescription, ou pour améliorer leur diagnostic des addictions médicamenteuses) et des pharmaciens (sur l'addictologie).
Enfin, il préconise aussi notamment de renforcer le rôle de conseil des médecins généralistes en lieu et place de la prescription de certains médicaments "Il est important de renforcer cette démarche en valorisant des consultations plus longues, qui réduisent la prescription de Benzodiazépines en travaillant les aspects psycho-comportementaux et d'hygiène de vie". De même, il les invite à orienter ces patients sur des professionnels de la psychothérapie.
Dépression, psychothérapie et médicaments ?
Dans un communiqué de presse du 08-11-2017, la HAS (Haute Autorité de Santé) a pointé des problèmes de repérage et de mésusage des antidépresseurs. Elle fait d'une part le constat que de nombreux cas de dépression ne sont pas détectés et donc traités. D'autre part, elle estime que la prise en charge de la dépression n'est pas satisfaisante "elle repose trop souvent sur les antidépresseurs, prescrits généralement sans suivi ni psychothérapie". En effet, elle déplore que certaines déprimes ou que certains troubles psychiques graves soient parfois pris pour des dépressions et donc mal traités. Et même lorsque la dépression est bien diagnostiquée, "...on observe souvent un mauvais usage des antidépresseurs : trop souvent prescrits pour des dépressions légères, pas assez dans des dépressions sévères, ou délivrés sans psychothérapie ni suivi".
Afin d'aider les médecins à mieux identifier et traiter la dépression, elle a édité une nouvelle recommandation en octobre 2017, sur le rôle du médecin généraliste dans la prise en charge de la dépression de l'adulte "en soins de premier recours". Elle précise notamment que les antidépresseurs doivent être prescrits dans les cas de dépression sévère et non dans le cas de dépression légère. Ils peuvent être envisagés en cas de dépression dite modérée. Dans tous les cas, il est tout d'abord nécessaire de mettre en place une assistance psychologique (psychothérapie de soutien), par le médecin traitant, par un psychologue ou un psychiatre dans les cas complexes et /ou sévères notamment "il peut prendre la forme d'une psychothérapie de soutien ou d'autres psychothérapies". Pour la HAS "Le traitement médicamenteux ne se substitue pas à la psychothérapie."
Un article de Mark Chebli, neuropsychologue, qui exerce au Canada, constate une synergie entre médication et psychothérapie "la combinaison était significativement plus efficace pour le traitement de la dépression majeure et de certains troubles anxieux, notamment le trouble de panique et le trouble obsessif-compulsif. Selon l'analyse, plus de patients ont présenté une rémission et, ce, plus rapidement lors d'un traitement combiné." (Chelbi, 2017).
Le Centre Fédéral d'Expertise des Soins de Santé (KCE), institution fédérale belge, a réalisé quant à elle une étude sur l'efficacité de la psychothérapie, seule ou articulée avec les antidépresseurs. Il en ressort que "La meilleure option est la psychothérapie combinée aux médicaments antidépresseurs, mais si la personne ne souhaite pas cette approche, c'est la psychothérapie qui doit être proposée en premier choix. Elle est aussi efficace à court terme que les médicaments, et même plus efficace à long terme. Les médicaments antidépresseurs ne devraient de préférence pas être prescrits seuls étant donné qu'ils sont moins efficaces à long terme que leur combinaison avec une psychothérapie".
Enfin, le Swiss Medical Board a réalisé un rapport (2022) comparant l'efficacité du traitement médicamenteux et de la psychothérapie en cas de dépression majeure et en particulier au-delà de sa phase aiguë (6 à 12 semaines) "Les antidépresseurs et la psychothérapie semblent tous deux avoir une efficacité clinique au-delà du traitement de la phase aiguë, constate alors le SMB. Mais aucune des deux méthodes n'est clairement supérieure à l'autre" (article RTS, 21-04-2022). Pour des raisons économiques, la psychothérapie étant plus onéreuse pour le patient, il conclut par la nécessité de traiter le trouble dépressif majeur après sa phase aiguë par des antidépresseurs dans tous les cas, recommandant une combinaison d'antidépresseurs et de psychothérapie uniquement dans certaines conditions. Michaël Saraga, psychiatre et psychothérapeute, prônant une diversité des stratégies de traitement pour aider les patient(e)s, a nuancé cette position précisant que la dépression est difficile à traiter et que beaucoup de patient(e)s ne répondent pas aux antidépresseurs "Ce qui coûte le moins cher, c'est un traitement efficace".
Alors quel type de psychothérapie choisir ? Si l'efficacité des psychothérapies est confirmée par des recherches, ces dernières n'ont pas pu démontrer de différence significative entre les différentes méthodes existantes. Il me paraît important que la personne s'oriente vers la pratique psychothérapeutique qui lui convient le mieux, qui a le plus de sens pour elle. La psychothérapie est une histoire de rencontre humaine.
Passer de la position de "patient" à celle de "sujet"
Tous ces éléments viennent m'interroger sur le rapport au médicament dans notre société de consommation et sur la place de la personne dans son processus de mieux-être. Pilule magique, toute-puissante ? Qui permet de se soulager rapidement ? De pouvoir assurer dans tous les cas ?... Quitte à pouvoir croire qu'elle peut tout, y compris apporter le bonheur ?... Malgré soi ? En s'arrêtant juste au symptôme ? Surtout dans un pays comme le nôtre, où le recours aux antidépresseurs est très économique pour les "patients-consommateurs" avec le remboursement partiel mais avantageux de la consultation et des médicaments ?
Pierre Fédida écrivait déjà en 2001 "La remédicalisation de la dépression, par un excès d'usage des antidépresseurs, est le point d'aboutissement d'une lente abrasion du tragique de l'expérience humaine. Il y a surinflation du pharmaceutique au détriment des espaces de parole".
Et ma position en tant que psy ? Les médicaments psychoactifs peuvent être très utiles en permettant de soulager certaines souffrances, il ne s'agit pas bien sûr de tout rejeter en bloc. Mais, d'une part, dans certaines conditions, ces médicaments peuvent être mal utilisés et parfois détournés, ils sont alors porteurs de dommages graves individuels et sociétaux. D'autre part, si leur prise peut soulager, elle ne soigne pas... C'est un leurre. Et heureusement ! C'est finalement une bonne nouvelle car ce serait leur accorder un pouvoir sur soi considérable, abusif.
Se sentir mieux et que cela dure dans le temps, nécessite au contraire un travail sur soi, en soi, de soi à soi, une transformation intérieure, avec l'aide d'un professionnel du soin psychique, un travail psychothérapeutique, car la solution n'est pas à l'extérieur mais à l'intérieur. Qu'en est-il de ma souffrance ? Qu'-y-a-t-il sous ma demande ou ma plainte ? Comment apprendre à la gérer ?... Il y a tout un travail de mise en mots de ce qui se passe en soi et qui fait si mal, qui demande du temps, de la patience, du courage et le savoir-faire d'un professionnel du soin psychique qui va assurer la qualité de présence nécessaire, étayer, faciliter, encourager. Un travail relationnel avec le thérapeute et à l'intérieur de soi-même en direction d'une sécurité intérieure plus grande, base nécessaire pour se confronter à la réalité et reprendre le cours de la vie.
Pour terminer, j'ai envie de faire à nouveau appel à Pierre Fédida qui fait l'éloge de la psychothérapie et met en avant les bienfaits possibles de la dépression d'une façon que je trouve belle et positive "...elle survient dans des moments où la vie cherche à se protéger et à se transformer... Mais pour cela, il faut être deux, donner du temps à l'écoute, au silence. Alors, et alors seulement, la pensée, la parole et l'action redeviennent possible...".