Reconversion professionnelle et identité professionnelle
Dans un article du 15 juillet dernier, j'ai fait un zoom sur les transitions professionnelles afin de mieux les définir. Cette question me paraît particulièrement importante aujourd'hui dans un contexte propice à leur accroissement. J'aimerais aujourd'hui mettre la focale sur l'un des effets de ces transitions professionnelles et plus particulièrement des reconversions professionnelles. Il s'avère que changer de métier n'est pas anodin en venant directement impacter notre identité professionnelle. Pour mieux éclairer ce phénomène, je ferai appel ici à des apports théoriques issus de la psychodynamique du travail et de la clinique de l'activité ainsi qu'à des articles de la littérature scientifique illustrant les effets des reconversions professionnelles sur les dynamiques identitaires des sujets.
Définition d'une reconversion professionnelle

Selon le dictionnaire Larousse, la reconversion professionnelle renvoie à la fois, à l’adaptation d'une industrie ancienne à de nouveaux besoins, au changement de production opéré par une entreprise, une localité ou une région et au changement de type d'activité ou de secteur d'activité au terme d'un processus de recyclage et de reclassement.
Pour Lamberti (2011), la reconversion professionnelle correspond à un changement de profession (métier) et/ou de domaine professionnel (ensemble de métiers aux compétences proches). Celle-ci peut être choisie/volontaire ou contrainte/involontaire. Trois critères sont nécessaires pour parler de reconversion professionnelle volontaire : « la volonté de rompre avec une situation antérieure, un délai de quatre années minimum d’ancienneté dans l’emploi antérieur, elle doit être choisie et anticipée ». Quant à la reconversion professionnelle contrainte, il précise que dans le cas d’un licenciement économique ou d’une maladie invalidante, la soudaineté de l’évènement peut placer le sujet dans l’incapacité de mobiliser une stratégie d’action, n’ayant pas eu le temps de se préparer psychologiquement à changer de profession. Il devra alors repenser son avenir et faire un travail de deuil de son emploi.
D’autres auteurs soulignent le changement radical d’une reconversion (Thibauville, Castel & Vallery, 2017). Ils parlent de bifurcations ou de ruptures professionnelles et de turning point (processus bouleversant la ligne de vie). Cependant, la reconversion peut aussi être vue comme un moyen de s’affirmer ou de réaliser des souhaits empêchés.
Par reconversion professionnelle, j'entends ici, soit un changement de métier, soit un changement de statut professionnel (cadre légal).
Selon une étude de la Direction de l’Animation de la Recherche, des Etudes et des Statistiques, parue en novembre 2018 (n°049), entre 2010 et 2015, 22 % des personnes en emploi ont changé de métier. Il s’avère que ces changements sont plus fréquents parmi les jeunes : ils concernent un tiers des 20-29 ans. Chez les salariés, les personnes en contrat à durée limitée (intérim, CDD) changent plus souvent de métier que celles en contrat à durée indéterminée. Les mobilités sont plus fréquentes lorsque le métier exercé initialement requiert des compétences transférables dans d’autres domaines.
Je vais me concentrer ici sur les situations de reconversion et sur la façon dont la personne est affectée en lien avec son activité dans son identité professionnelle. Il me faut tout d'abord préciser le concept d'identité professionnelle.
Que faut-il entendre par identité professionnelle ?

Je vais définir ici le concept d'identité professionnelle selon les points de vue de la clinique de l’activité et de la psychodynamique du travail.
Pour la clinique de l'activité :
Dans cette approche théorique, le lien entre l’activité du travail et l’identité professionnelle vient se traduire dans les différentes dimensions du métier : personnelle, impersonnelle (prescrit), transpersonnelle (métier), interpersonnelle (collectif). Les reconversions professionnelles ayant directement à voir avec la question du métier, cette conception paraît particulièrement pertinente pour comprendre ce qui se joue pour les individus dans les organisations du travail contemporaines lors de ces temps de transition.
L’identité professionnelle est ici pensée comme une dynamique de construction plutôt qu’un état. On cherche à comprendre comment les critères du travail et les déterminants de l’activité vont influencer l’identité professionnelle. Plusieurs éléments viennent la définir :
- le genre et le style (le quoi, le pourquoi, le comment du travail),
- la reconnaissance (les critères de qualité du travail qui rendent fier). Pour Clot, la reconnaissance s’appuie sur trois dimensions : la dimension personnelle (se reconnaître dans ce que l’on fait), la dimension collective (le regard de l’autre sur son travail), la dimension institutionnelle (être placé au bon endroit par rapport à ses compétences).
- la gestion des dilemmes et des conflits inhérents à toute activité professionnelle. Face aux conflits psychiques, le sujet va s’en sortir en créant, par son ingéniosité.
Ainsi, il s’agit pour le sujet de négocier dans les équivoques du travail, les positionnements personnels et collectifs, qui assurent de pouvoir tenir socialement.
Pour la psychodynamique du travail :
Dans cette approche, la reconnaissance est majeure dans la construction de l’identité professionnelle. Or celle-ci est vulnérable car elle dépend du contexte. Cette conception de l’identité professionnelle est aussi très éclairante car lorsque les contextes professionnels changent, le sujet est amené à renégocier les critères de beauté et d’utilité de son activité à l’aune de ce que l’autre renvoie. Le seul moyen de tenir est de connaître les fondamentaux du métier. Mais si les situations sont trop déstabilisantes, il y a risque de pathologie.
Voyons cela plus en détail :
Selon cette conception, l’identité est singulière et constitue l’armature de la santé mentale. Mais, elle n’est jamais acquise et immuable, elle est inter-subjective. L’identité professionnelle est pensée quant à elle comme un rapport indirect à soi-même médiatisé par le travail. Elle repose sur la reconnaissance (le registre du faire), sur l’identité (le registre de l’être), la motivation au travail (ce qui pousse à agir en tant que professionnel). Ainsi, elle n’est jamais très loin de l’identité personnelle. De ce fait, si l’identité professionnelle est déstabilisée et qu’il y a souffrance, cela peut venir déstabiliser l’identité personnelle.
Alors la reconnaissance (rétribution morale ou symbolique) est étayée par quoi ? Elle s'appuie sur des appréciations qualitatives du travail qui portent sur l’utilité de la contribution (jugement d’utilité par la hiérarchie) et sur la conformité du travail avec les règles de l’art et du métier (jugement de beauté par les pairs). Ce sont des instruments personnels pour évaluer où l’on se situe dans son travail dans la dialectique avec l’autre. Pour chacun, on parle de reconnaissance vis-à-vis de soi et des autres.
Selon la dynamique de l’identité de Sigaut (Dejours & Gernet, 2016, p. 61), le sujet peut construire son identité si trois pôles sont reliés : l’Ego (souffrance), le Réel (travail) et Autrui (reconnaissance). Pour être conforté dans son identité, il a besoin du regard de l’autre et la construction de l’identité ainsi que l’accomplissement de soi passent par le rapport avec le réel. Dans la dynamique de la reconnaissance, lorsque les jugements de beauté et d’utilité ne se mettent pas en place, il y a risque d’aliénation (mentale, sociale, culturelle).
Dans notre monde contemporain très mouvant, il y a plusieurs écueils à la mise en place d’une identité professionnelle stable. Voyons maintenant en quoi la littérature scientifique vient étayer mon propos.
Les effets aujourd'hui des reconversions sur les dynamiques identitaires des sujets

Je vais distinguer deux cas de figure. En effet, les effets des reconversions professionnelles sur les dynamiques identitaires des sujets ne sont pas les mêmes, selon que les reconversions professionnelles sont volontaires ou contraintes.
Les reconversions professionnelles volontaires :
La transition professionnelle choisie est un moment de passage éprouvant, fragilisant pour les sujets, sur le plan intra-subjectif et intersubjectif, qui conduit souvent via un processus d’appropriation-distanciation-transformation à la construction d’une nouvelle identité professionnelle. Ce sont des situations d'épreuve qui sont aussi des occasions potentielles de développement de l'identité professionnelle.
Perez-Roux (2016) montre les différentes étapes traversées par d'anciens professionnels du transport qui ont décidé de devenir enseignants via une année de formation professionnelle en alternance. Ils sont tout d'abord confrontés à l'expérience inconfortable de la perte d'une partie des repères antérieurs (nouveau prescrit, nouveau genre professionnel, règles interpersonnelles différentes) sans encore pouvoir maîtriser le genre de ce nouveau métier et face à des contenus théoriques nouveaux (formation). Ils doivent également vivre trois types d’épreuves : celle de l’altérité (la reconnaissance et la légitimité sont à reconquérir), celle des savoirs (déstabilisation de certains acquis et construction de nouveaux) et celle de l’épreuve de soi (inédite, difficile et finalement positive). Enfin, la transition est aussi un espace de développement potentiel de l’identité professionnelle des sujets.
Jourdain (2014) s’est intéressée aux reconversions professionnelles volontaires de cadres choisissant d’interrompre leur carrière professionnelle pour devenir artisans d’art. Elle explique que leur désir de reconversion est alimenté par une perte de sens dans leur ancien métier. Elle montre que la transition qui permet à la reconversion de devenir effective, est le fruit d’un double processus de désengagement (deuil douloureux vis-à-vis de l'univers professionnel précédent, impact sur les autres sphères de la vie, craintes liées au changement professionnel) et de réengagement dans un nouveau métier. Celui-ci génère un certain nombre d’actions (différentes étapes de la carrière d’artisan d’art) qui contribuent à la formation d’une nouvelle identité professionnelle. La formation au métier est alors perçue comme un véritable laboratoire de transformation identitaire en gérant la transition entre genre ancien et genre nouveau (gestes métier, vocabulaire métier, valeurs, culture).
Enfin, Piot (2018) s’intéresse à une transition professionnelle choisie, d’infirmière à cadre de santé en unité de soin. Il cherche à voir comment une transition professionnelle choisie peut devenir source d’épanouissement. Il conclut que la transition est une épreuve pour les sujets (situations de travail inédites source potentielle de développement professionnel), elle permet l’acquisition de compétences (nouveaux gestes professionnels), et un travail de deuil doit s’engager par rapport à leur ancienne fonction (changement de posture). On assiste à la construction d’une identité professionnelle nouvelle en phase avec le genre professionnel. Cette « mue identitaire » qui fragilise, génère pour la majorité, de l’épanouissement, mais parfois de la souffrance : ce qui fait la différence c’est la reconnaissance de l’équipe, élément stratégique pour installer une forme de légitimé professionnelle.
Les reconversions professionnelles volontaires sont donc difficiles à vivre car il est nécessaire de passer d’une situation où l’on maîtrise, où l’on est reconnu, à une situation où l’on cherche à maîtriser un nouvel environnement, avec des nouvelles règles, de nouveaux pairs, une nouvelle histoire. On peut alors se demander ce qu’il en est du coût pour le sujet lorsque la reconversion est contrainte ?
Les reconversions professionnelles contraintes :
En ce qui concerne les reconversions professionnelles contraintes, l'identité professionnelle est mise à mal par la façon de traiter le travail dans les organisations contemporaines. En effet, l’évolution du travail dans ces organisations peut ne pas prendre suffisamment soin du travail et des sujets. Les conséquences en sont importantes du point de vue de l’identité professionnelle qui peut se retrouver mise à mal avec des effets délétères sur l’identité personnelle des sujets.
Pour Masdonati et Zittoun (2012), en lien direct avec l’évolution des organisations du travail contemporaines (flexibilité fonctionnelle, numérique) se sont développé des travailleurs dits précaires (CDD, intérim) qui font l'expérience de parcours « d'alternance » : entre emploi et chômage, entre emploi et formation continue ou perfectionnement, entre plusieurs activités professionnelles parallèles à temps partiel, ou encore entre travail et périodes d'inactivité (congés parentaux par exemple). Ils sont directement concernés par les reconversions.
Pour ces auteurs, ces travailleurs doivent faire un travail de transformation identitaire important et délicat tout au long de leurs transitions professionnelles. Le caractère provisoire des emplois successifs et leur position défavorisée dans la hiérarchie organisationnelle affectent négativement leur construction identitaire (en particulier en lien avec la difficulté à être reconnus). Ces personnes sont en position permanente de devoir s'adapter. Enfin, le processus de construction de sens (continuité de soi) au travers d'expériences de travail diverses, relativement courtes, imprévisibles, risque lui aussi d'être compliqué.
Sardas et Gand (2011) mettent en évidence que même si les changements forcés d’emploi peuvent avoir une issue positive, les processus de transition professionnelle contrainte présentent des risques pour la santé psychique des individus qui sont liés tant à la nouvelle situation de travail qu’à la façon dont la transition est réalisée. Les situations présentées dans cet article permettent de révéler une crise identitaire profonde générée par le caractère contraint de la transition en dépit de la sécurité de l’emploi. Les intéressés parlent souvent de traumatisme subi, lié au sentiment d’être nié dans son existence professionnelle et sociale. Comme nous l’avons vu plus haut, pour la psychodynamique, l’identité professionnelle est très proche de l’identité personnelle des sujets. Dans certains cas, l’identité professionnelle de ces personnes a été fortement déstabilisée au point de troubler l’identité personnelle.
Des passages délicats dont il faut prendre soin
Il est donc nécessaire d'être attentif à cette période de transition délicate qu'est la reconversion professionnelle afin de préserver l'identité personnelle de l'individu.
Comment ? En étant entouré, soutenu, sur le plan personnel et/ou professionnel. Un psychologue du travail notamment peut intervenir en entreprise soit pour proposer un entretien individuel de pré-symptomatologie avec la personne en situation de reconversion professionnelle afin d’évaluer comment elle vit ce passage (diagnostic), lui permettre de revenir sur son vécu (échange pouvant être transformateur), et l’orienter si nécessaire sur les partenaires adaptés. Soit en proposant une méthode d'élaboration de l'expérience (clinique de l'activité), espace d'élaboration et de transformation, permettant de se rapprocher de ce que la personne vit dans le réel de son activité, de dénicher les éventuelles activités empêchées et de retrouver du pouvoir d'agir.