Qu'est-ce que le traumatisme de négligence ?

Dans ma patientèle, j'ai été frappée par la réaction à un événement familial d'une personne que j'accompagne, réaction que j'ai trouvé très forte, de l'ordre d'un Trouble de Stress Post Traumatique. En en discutant avec ma superviseure, elle m'a évoqué le concept de "traumatisme de négligence" que je ne connaissais pas en tant que tel. J'ai eu envie de creuser le sujet et je vous partage ici le résultat de mes recherches dans ce contexte de formation à partir de la pratique. Je vais tout d'abord définir ce que recouvre le terme de négligence puis je présenterai les travaux contemporains de Ruth Cohn qui se penche beaucoup sur cette question avant de développer mes propres réflexions.

Le dictionnaire Le Robert définit la négligence comme suit : 1-  Attitude, état d'une personne dont l'esprit ne s'applique pas à ce qu'elle fait ou devrait faire. 2-  Faute non intentionnelle, due à un oubli, au manque de soin.

Pour l'Unesco, la négligence est une forme de maltraitance infantile courante. Elle la définit comme suit : "On parle de négligence lorsque la personne responsable d'un enfant ne subvient pas aux besoins qui sont indispensables à son développement et à son bien-être. Parmi les différents types de maltraitance, la négligence est le plus répandu, représentant 61 % des cas de maltraitance aux États-Unis."

L'Observatoire Nationale de la Protection de l'Enfance a réalisé un séminaire de recherche sur "Les négligences intrafamiliales" en 2022-2023 afin de dresser un état des lieux. En effet, les conséquences des négligences intrafamiliales sont graves mais les travaux sur le sujet demeurent insuffisants en France. Le rapport de ce séminaire souligne le fait que les négligences sont une des cinq formes de maltraitances intrafamiliales sur les enfants, identifiées au niveau international par l’Organisation mondiale de la santé et considère qu'il y a situations de négligence "... lorsqu’un enfant n’obtient pas de réponse à ses besoins fondamentaux de la part des adultes qui le prennent en charge quotidiennement."

La négligence, intentionnelle ou non, visible ou non, peut prendre différents formes : elle peut être physique lorsque les besoins basiques (alimentaire, d'hygiène, vestimentaire, de logement) ne sont pas satisfaits ou mal supervisés, elle peut être émotionnelle lorsque le parent est dans l'incapacité ou l'indisponibilité psychologique ou émotionnelle de percevoir, interpréter ou de répondre de façon suffisamment ajustée aux besoins de l'enfant (attention, écoute, sécurité, affection, soutien...), elle peut être médicale lorsque le parent ne s’assure pas que l’enfant reçoive les soins médicaux nécessaires à sa santé physique et mentale, enfin elle peut être éducative quand le parent ne pose pas les actions nécessaires au développement de l'enfant (stimulation, surveillance, scolarisation).

Pour La fondation ACTION ENFANCE, la négligence émotionnelle se répand de façon insensible dans la mesure où elle peut être conjuguée à des soins physiques appropriés. Il est plus difficile de la détecter pour les personnes extérieures au foyer.

La négligence est donc une forme de maltraitance commune mais floue, intentionnelle ou non, qui se définit en creux, par le manque de soins au sens large. Elle est souvent chronique et répétée, visible ou invisible. (Négligence parentale : conséquences sur la construction de l'enfant et adulte en devenir, E. Calabrese, 2024).

L'absence ou la carence prolongée de soins, d’attention, de protection ou de stimulation affective et cognitive, dans l'enfance va avoir des séquelles psychiques que l'on peut appeler traumatisme de négligence. Contrairement aux traumatismes liés à ce qu'il y a en trop, à de l'abus (physique, sexuel, agression), la négligence se caractérise par ce qui manque, ce qui n'a pas eu lieu.  Ces carences répétées perturbent la construction psychique et le développement neuro affectif de l’enfant (troubles de l'attachement, problèmes d'estime de soi et de régulation émotionnelle, vulnérabilité accrue à l'anxiété, à la dépression, aux troubles dissociatifs, atteintes dans le développement cognitif). 

Il existe un lien avéré entre un traumatisme de négligence dans l’enfance et un risque plus élevé de développer un Trouble de Stress Post-Traumatique (TSPT) à l’âge adulte. Ce lien s'explique par une vulnérabilité neurobiologique (altérations dans les systèmes de régulation du stress rendant le système de réponse au stress plus réactif), une fragilisation de l'attachement (attachement insécure et ressources moindres pour traiter l'expérience traumatique), un cumul traumatisme et traumatisme complexe (négligence souvent associée à d'autres formes de maltraitance) et des altérations de l'estime de soi et de la régulation émotionnelle (vulnérabilité). 

Ruth Cohn est une psychothérapeute américaine spécialisée dans le travail avec les survivants de traumatismes et de négligences, leurs conjoints et leurs familles depuis 1988. Elle est sexothérapeute, certifiée en neurofeedback, EMDR, psychothérapie sensorimotrice et thérapie relationnelle Imago.

Ses recherches et écrits se concentrent sur les effets de la privation affective et sensorielle dans la petite enfance, sur les troubles du développement liés au manque d'étayage parental, et sur la compréhension du traumatisme de négligence comme une forme spécifique de traumatisme psychique, différente du traumatisme par excès (violence, abus), car fondée sur un traumatisme par défaut (absence de soin, de regard, de reconnaissance).

En effet, pour elle,  le traumatisme de négligence est lié à une absence de réponses adaptées aux besoins fondamentaux de l'enfant (soin, attention, affection, stimulation). Ce "vide relationnel" est traumatisant en lui-même car l'enfant a besoin de protection, d'attention, de résonance émotionnelle suffisamment ajustées et étayantes pour construire son sentiment de sécurité et d'identité. Ses travaux sont sous cet angle proches de ceux de Winnicott. Ce traumatisme silencieux constitue une carence chronique dans la structuration de la psyché.

De cette façon, l'enfant ne peut construire une base de sécurité interne mais va plutôt intérioriser un vide, une angoisse diffuse. Pour elle, l'absence répétée de la figure parentale protectrice crée ce qu'elle appelle un "trou de l'objet". Il va se vivre par un sentiment d'incomplétude, une difficulté à exister en dehors du regard d'autrui, une tendance à rechercher compulsivement une figure protectrice ou inversement à s'isoler pour ne pas revivre la déception.

Les conséquences ? L'incapacité à faire confiance (attachement insécure ou désorganisé), des émotions vécues comme envahissantes (déficit de régulation émotionnelle), le sentiment de ne pas être digne d'attention ou d'amour (atteinte de l'estime de soi) et enfin des difficultés de concentration, d'inhibition, d'isolement social (troubles cognitifs et relationnels).

Elle insiste sur la spécificité clinique de ce traumatisme à savoir son invisibilité. En effet, il est pour cette raison souvent méconnu (expérience diffuse, pas d'événement violent repérable, perçu comme comme "simple carence éducative"). Pour elle, il s'agit d'un traumatisme caché, qui peut ne se révéler qu'à l'âge adulte (troubles anxieux, dépressifs, dissociatifs ou relationnels).

Enfin, quelqu'un ayant vécu de la négligence sévère dans l'enfance risque de développer un traumatisme complexe (troubles dissociatifs, anxiété chronique, états dépressifs récurrents), d'être plus vulnérable au TSPT en cas de trauma ultérieur et d'être en difficulté dans sa vie affective et intime (peurs de l'abandon, du rejet).

L'approche thérapeutique devra donc selon elle devoir réparer le lien (présence fiable, stable, bienveillante du thérapeute). Le travail thérapeutique, souvent long, va aider la personne à faire l'expérience d'avoir une valeur et une place (sécurité interne), à se reconnaître comme sujet (identité) et à mettre en mots le vécu diffus. 

Ses apports sur ce traumatisme en bref :

- la négligence est un traumatisme développemental majeur, souvent invisible, car il ne laisse pas de traces manifestes comme les violences,

- l'importance de reconnaître que l'absence de réponse parentale est en soi traumatisante pour l'enfant,

- la négligence peut être aussi destructrice que les abus, en raison de l'impact profond sur la sécurité interne et le développement psychique,

- proche d'auteurs comme Ferenczi, Winnicott ou Cyrulnik qui soulignent que l'enfant a besoin d'un environnement "suffisamment bon" pour se développer.

La vidéo intitulée (Comment vivre avec le trauma de négligence ?) retrace une interview de Ruth Cohn. Elle me semble très intéressante pour commencer à faire connaissance avec elle et avec ses travaux.

Les travaux de Ruth Cohn sont effectivement proches de ceux de Winnicott que j'apprécie particulièrement mais l'angle de vue est un peu différent. Ruth Cohn insiste sur la construction défensive d'une psychologie isolée. Elle a développé le concept de la "psychologie de la personne unique". L'enfant négligé pousse seul sans étayage parental et construit sa subjectivité dans ces conditions. Il se vit comme fondamentalement seul. Il s'agit pour elle d'une psychologie du survie : l'individu vit dans une forme d'autarcie psychique n'ayant jamais pu expérimenter la confiance dans l'autre ("Je n'ai que moi, je suis livré à moi-même"). Winnicott met l'accent quant à lui sur l'expérience subjective catastrophique que vit l'enfant dans ces conditions environnementales non "suffisamment bonnes". Sans la présence d'une figure parentale suffisamment protectrice et contenante, l'enfant subit des expériences brutes, chaotiques, qu'il ne peut symboliser. Cela génère une angoisse primaire, qu'il appelle "angoisse de l'impensable" (chute sans fin, fragmentation du self, vide d'existence). Pour survivre, il développe de fausses solutions défensives : faux self, clivage, retrait.

Les travaux sur le traumatisme de négligence éclairent de façon pertinente l'histoire de mon patient et l'impact fort d'un événement vécu aujourd'hui qui vient l'effondrer.

Enfin, j'aime bien l'idée de Ruth Cohn d'insister sur le traumatisme du rien. Il est tellement difficile de prendre conscience que "rien" est un problème. J'ai beaucoup vu le fait de trouver le rien normal et ainsi de ne même pas voir que c'est un problème ! La relation psychothérapeutique peut justement permettre à la personne accompagnée de vivre un écart avec ce qu'elle a connu, de découvrir qu'une relation peut être bienveillante, contenante, sécure, et de faire apparaître le "négatif".

• Cloitre, M., Stolbach, B. C., et al. (2009). A developmental approach to complex PTSD: Childhood and adult cumulative trauma as predictors of symptom complexity. Journal of Traumatic Stress, 22(5), 399–408.
• Cohn, R. (2001). Le traumatisme de négligence : étude clinique des effets du défaut de soins précoces.
• Cohn, R. C. (2009). Neglect and its psychological consequences. In: Trauma, Attachment, and Family Permanence.
• Ferenczi, S. (1932). Journal clinique. Paris : Payot.
• Winnicott, D. W. (1960). The theory of the parent-infant relationship. International Journal of Psycho-Analysis, 41, 585-595.
• Winnicott, D. W. (1962). Ego integration in child development.