Fabienne MOTTO EI
Psychologue à Meyzieu

Comment comprendre le conflit de loyauté ?


Il s'agit d'un concept aujourd'hui utilisé dans le langage courant. J'ai voulu approfondir ce qu'il pouvait recouvrir et à quoi il pouvait vraiment renvoyer. Je vous partage le résultat de mes recherches et réflexions.  Quelle est son origine ? Comment le définir ? Qui est-ce qu'il concerne ? Quelles sont les différentes approches de ce concept en psychologie clinique ? Quels sont ses effets sur le plan psychique et les interventions thérapeutiques envisageables ?

Origine et définitions du conflit de loyauté

Origine ?
Le concept de "conflit de loyauté" apparaît dans le champ de la thérapie familiale et systémique (approche dite "contextuelle" ou "thérapie contextuelle") développée par Ivan Boszörményi-Nagy (1920-2007), psychiatre hongro-américain dans les années 1960-70. Dans un ouvrage réalisé en 1973 en collaboration avec Géraldine M. Spark ("Invisible Loyalties : Reciprocity in Intergenerational Family Therapy"), il introduit les notions de loyauté familiale, de "loyauté invisible" et de "loyauté clivée". Le concept de "conflit de loyauté" est dans ces travaux directement relié à celui de loyauté. Le sujet est pris entre deux objets de loyauté et se retrouve en conflit intérieur. En France, dans la suite des travaux de Boszörményi-Nagy, "le conflit de loyauté" est utilisé pour analyser les situations chez l'enfant dans le cas de séparation parentale, de placement ou encore de reconfiguration familiale.

Comment le définir ?
Pour Ivan Boszörményi-Nagy, ce concept renvoie à un "ensemble d'expectatives et d'injonctions familiales intériorisées". La loyauté est un lien moral et affectif fondamental entre membres d'une famille. Ainsi, chaque sujet est pris dans un réseau de dettes et de mérites intergénérationnels (reçus, dus, transmis). Il distingue la loyauté verticale (relation asymétrique parents-enfants) de la loyauté horizontale (relation entre pairs, égaux). Ces loyautés souvent inconscientes orientent nos comportements. Et un conflit de loyauté émerge quand plusieurs de ces dettes viennent à s'opposer autrement dit quand le sujet est soumis à la pression de deux loyautés.

Selon Rebecca Godard-Wittmer, docteur en psychologie ("L’enfant piégé par le conflit de loyauté", 2014), le conflit de loyauté "caractérise les conflits intrapsychiques d’un individu face à l’impossibilité de choisir entre deux situations. Le conflit de loyauté, pour un enfant, se constate à chaque fois qu’il se trouve amené (réellement ou symboliquement) à « choisir » entre deux personnes.". Pour elle, au-delà du choix entre ses deux parents séparés, il peut apparaître que ce soit entre les parents de la famille d’origine et une famille d’accueil dans le cas des enfants en situation de placement (Cloutier, Filion et Timmermans, 2001), entre les parents et les beaux-parents (Garnier et Mosca, 2001 ; Sibertin-Blanc, 2003 ; Moral, 2007) ou entre les parents et les grands-parents, voire dans la fratrie.

Qui concerne-t-il ?
Le concept de loyauté ne concerne pas que les enfants. Il a été conceptualisé à partir de situations d'enfants pris entre deux figures d'attachement ou d'autorité mais il concerne toutes les générations. Les adultes peuvent vivre des conflits de loyauté : familial intergénérationnel (être tiraillé entre la fidélité à sa famille d'origine et à son conjoint), professionnel (rester loyal à son employeur tout en restant fidèle à ses valeurs), culturel/identitaire (être pris entre deux cultures, deux systèmes de valeurs, deux appartenances sociales), traumatismes transgénérationnels (ressentir une dette morale ou symbolique envers des ancêtres : survivants, victimes...), etc...
Selon les différentes approches thérapeutiques, le conflit de loyauté chez l'adulte prend une coloration différente. Pour l'approche contextuelle, la loyauté est perçue comme un principe de justice relationnelle. Ainsi, un conflit de loyauté chez l'adulte survient quand ces dettes symboliques deviennent inconciliables. Pour l'approche psycho-généalogique et transgénérationnelle, les travaux de Anne Ancelin Schützenberger ont révélé que des loyautés inconscientes peuvent traverser les générations. Enfin, en psychodynamique / systémique contemporaine, des cliniciens travaillent sur les conflits de loyauté qui se rejouent dans les familles adultes (entre frères et soeurs héritiers, entre conjoints et familles d'origine...).

Différentes approches du conflit de loyauté en psychologie clinique

En psychologie clinique, le sujet qui vit un conflit de loyauté est en souffrance psychique liée à l'impossibilité de maintenir une cohérence de liens affectifs entre des figures d'attachement ou d'identification en opposition. Nous pouvons parler d'ambivalence affective et morale.

Pour l'approche psychodynamique, issue de la perspective psychanalytique, il s'agit d'un conflit intrapsychique agencé autour des identifications multiples, des mouvements d'amour et d'agressivité vis-à-vis des objets parentaux, de la culpabilité oedipienne et du surmoi, des phénomènes de clivage d'objet ou de dénégation pour maintenir l'attachement à deux figures opposées. Par exemple, chez l'enfant, la loyauté conflictuelle peut venir dire un refoulement de la haine légitime envers un parent afin de ne pas "trahir" l'autre, ce qui crée des symptômes névrotiques ou des défenses rigides (faux selfs, inhibition).

Pour l'approche systémique et transgénérationnelle,  Boszörményi-Nagy évoque le concept de "loyauté invisible". Le conflit de loyauté est un déséquilibre dans les relations intergénérationnelles où l'enfant se sent redevable à deux lignées ou à deux parents opposés. D'autres auteurs ont développé son approche : Minuchin (avec l'idée de coalition : l'alliance intergénérationnelle piège l'enfant, 1974), Bowen (l'idée de triangulation : l'enfant sert de régulateur au couple parental, 1978) etc...

Enfin, pour l'approche de la théorie de l'attachement, le conflit de loyauté est entendu comme une dissonance interne entre deux figures d'attachement, ce qui provoque de l'insécurité et du stress d'attachement. L'enfant développe alors des stratégies adaptatives (évitement, hyperactivation, désorganisation) pour conserver simultanément ses deux liens.

Les enjeux psychiques et les thérapies envisageables ?

Quels sont les effets psychiques du conflit de loyauté ?

Lorsqu'un sujet vit ce conflit, il est tiraillé entre deux ou plusieurs appartenances ou fidélités et toute prise de position envers l'une implique le sentiment de trahir l'autre. Ce tiraillement génère des processus émotionnels et défensifs qui peuvent avoir des conséquences profondes sur l'identité, la régulation affective et les relations interpersonnelles.

Chez l'enfant, il se manifeste souvent par des symptômes comportementaux (agressivité, repli sur soi, troubles scolaires). Il peut entraîner une culpabilité existentielle, l'enfant se sentant responsable du malheur du parent. Chez l'adulte, les loyautés invisibles peuvent freiner la liberté de choix (dans le couple, le travail, les études). Par exemple, l'adulte peut être pris par un contrat moral implicite de ne pas réussir plus que ses parents. Ces conflits chez l'adulte peuvent mener à des symptômes névrotiques, des conduites d'échec ou une culpabilité diffuse sans cause apparente.

A partir de la littérature scientifique sur la question, les principaux effets psychiques repérés sont : la culpabilité, l'anxiété et tension interne, l'ambivalence affective, le clivage du moi (division intérieure), l'inhibition (difficulté à s'affirmer, choisir pour soi, par peur de trahir son groupe d'origine), des symptômes somatiques ou comportementaux, l'identification sacrificielle (dette symbolique), l'empêchement de l'autonomisation (peur de la séparation), des réactions dépressives (perte de sens), la répétition transgénérationnelle (transmission du conflit non résolu des parents aux générations suivantes).

Quelles sont les interventions psychothérapeutiques envisageables ?

Nous avons vu précédemment qu'il y avait différentes approches de cette problématique en psychologie clinique. Dans cette discipline, le conflit de loyauté est en effet appréhendé comme une structure de souffrance affective où se croisent héritage générationnel, conflictualité intrapsychique et besoins d'attachement. Pour cette raison, une approche thérapeutique intégrant les apports des différentes approches semble particulièrement pertinente.

La lecture systémique permet quant à elle de comprendre la place du sujet au sein du réseau familial. Ses interventions thérapeutiques visent à rendre visibles les attentes implicites, à replacer le conflit dans l'histoire familiale transgénérationnelle. La thérapie familiale aide à modifier les alliances et à revaloriser la place de chacun.

Le cadre d'intervention psychodynamique vise l'élaboration de la culpabilité et des identifications. Le travail d'élaboration du conflit intrapsychique met à jour les parts de soi ambivalentes et contribue à lever la culpabilité inconsciente. L'objectif est l'intégration des objets internes plutôt qu'un clivage.

Enfin, la posture thérapeutique centrée sur l'attachement va restaurer la sécurité affective et la mentalisation. En effet, elle vise à sécuriser le lien et à réparer les modèles internes opérants. L'approche relationnelle et empathique du thérapeute peut devenir une base de sécurité pour le sujet. Tout un travail est fait sur les représentations mentales des figures parentales.

"Loyautés invisibles" ou "contrat narcissique" ?

Nous avons vu ci-dessus que les "loyautés invisibles" constituent un concept clé de la thérapie contextuelle. La conceptualisation par Boszörményi-Nagy des "loyautés invisibles" (1973) me fait penser aux travaux de Piéra Aulagnier sur le "contrat narcissique" (1975) qui appartient quant à lui au champ de la psychanalyse et du lien social.
En quoi consiste ce contrat ? Le contrat narcissique désigne l'accord tacite entre l'individu et le groupe (famille, culture). Nous pourrions dire que le groupe famille reconnaît à l'enfant sa place dans le groupe à condition que ce dernier reconnaisse d'où il vient et qu'il s'engage à maintenir l'image et la continuité du groupe. Kaës en donne une définition que je trouve intéressante dans un article de 2009 ("La réalité psychique du lien") : "Parmi les alliances structurantes primaires, le contrat narcissique (P. Castoriadis-Aulagnier, 1975) présente la particularité de lier l’ensemble humain qui forme le tissu relationnel primaire de chaque nouveau sujet (de chaque nouveau-né) et du groupe (au sens large) dans lequel il trouve et crée sa place. Il s’agit là d’une alliance structurante. Ce contrat narcissique originaire est fondateur, il définit un contrat de filiation : il est au service des investissements d’auto-conservation du groupe et du sujet de ce groupe, et il reconnaît l’enfant comme membre de ce groupe en exigeant de lui qu’il reconnaisse le groupe comme ce dont il procède, et qu’il doit prolonger."
Ainsi, ce contrat permet au sujet une inscription symbolique (droit d'exister et de penser) mais lui impose aussi des limites et des interdits de penser autrement. Lorsque ce contrat est trop rigide et qu'il est trahi, le sujet peut souffrir de culpabilité narcissique, de rupture du lien d'appartenance, voire de désorganisation psychique.
On peut considérer qu'Aulagnier décrit le versant intrapsychique et symbolique de l'appartenance (la construction du narcissisme à partir du pacte d'inscription dans un groupe) là où Boszörményi-Nagy en relate le versant relationnel et intergénérationnel (la loyauté, la dette, la justice).
Ces deux concepts appartiennent à des cadres théoriques différents mais ils s'articulent autour d'une même idée centrale : l'appartenance à un groupe (famille, filiation, culture) s'accompagne d'un contrat implicite générant attentes, dettes symboliques et devoirs de fidélité-loyauté, qui structure le sujet mais peut aussi l'aliéner. En effet, tous deux sont à la source d'une tension entre appartenance et individuation.
Ainsi, les loyautés invisibles sont une dette morale intergénérationnelle dans le registre éthique et relationnel là où le contrat narcissique est une dette d'appartenance symbolique dans le registre identitaire et narcissique. Les deux structurent le lien entre soi et les autres, engendrent des effets de culpabilité, de honte ou de clivage en cas de transgression et appellent un travail de symbolisation et de différenciation pour restaurer la liberté du Sujet.

Quelques références bibliographiques

Ancelin Schützenberger, A., Devroede, G. (2003). Ces enfants malades de leurs parents. Paris : Jean-Claude Lattès.
Arriudarre, A. (2017). « Conflits de loyauté et troubles du comportement chez la personne âgée. » Le Journal des Psychologues, n°348.
Aulagnier, P. (1975). La violence de l’interprétation. PUF.
Bowlby, J. (1980). Attachment and Loss. Vol. 3: Loss, Sadness and Depression. New York: Basic Books.
Boszörményi-Nagy, I. & Krasner, B. (1986). Between Give and Take: A Clinical Guide to Contextual Therapy. New York: Brunner/Mazel.
Boszörményi-Nagy, I. & Spark, G. M. (1973). Invisible Loyalties : Reciprocity in Intergenerational Family Therapy. Harper & Row.
Bowen, M. (1978). Family Therapy in Clinical Practice. Jason Aronson.
Cyrulnik, B. (2019). La nuit, j’écrirai des soleils. Odile Jacob.
Eiguer, A. (2008). La transmission psychique inconsciente. Dunod.
Govindama, Y. & de Maximy, M. (2013). « Conflit de loyauté et conflit psychique. Une articulation anthropologique, clinique et judiciaire. » Enfances & Psy, 56(3), 46-56.
Kaës, R. (1993). Le groupe et le sujet du groupe. Dunod.
Minuchin, S. (1974). Families and Family Therapy. Harvard University Press.
Schützenberger, A.A. (1993). Aïe, mes aïeux ! Desclée de Brouwer.
Tisseron, S. (1999). Secrets de famille, mode d’emploi. Paris : Ramsay.
Wallin, D. (2007). Attachment in Psychotherapy. Guilford Press.
Winnicott, D.W. (1958). The Capacity to Be Alone.


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