Dans notre tête, nous produisons en permanence du langage. Celui-ci peut prendre des formes différentes selon les personnes et selon les moments : avec des mots, sans mots, en mode débat ou monologue, sous forme de voix bienveillantes ou malveillantes, avec nous-mêmes ou envahis par des voix que l'on ne reconnaît pas comme venant de nous... Nous sommes ainsi le théâtre de toute une activité mentale et dialogique interne. Alors comment comprendre ce langage intérieur... d'où vient-il, à quoi sert-il ? Quels sont les rapports entre le langage intérieur et la pensée ? Quelle fonction le langage intérieur peut-il avoir pour la pensée ? A-t-il un lien avec le travail psychothérapeutique ?
Le langage intérieur et la pensée
Afin d'éclairer la signification du langage intérieur, je vais faire appel aux travaux de Vygotski, psychologue russe du début du XXème siècle. Pour lui, le langage intérieur occupe une place particulière dans la structure et le fonctionnement du processus de la pensée verbale « le langage intérieur est une fonction tout à fait spéciale, autonome et originale du langage » (1997, p. 498). Il en est un plan intérieur spécifique, qui vient médiatiser le rapport dynamique entre la pensée et la parole. Opposé au langage extériorisé, qui va de la pensée en paroles, procédant en sens inverse de l’extérieur vers l’intérieur, la parole vient disparaître dans le langage intérieur, donnant naissance à la pensée. Il le définit comme « l'expression silencieuse de la pensée consciente, pour soi-même et sous une forme linguistique cohérente » (Vygotski, 1934/1985).
Des travaux récents en psychologie et neurosciences cognitives (Perrone-Bertolotti et al., 2016) viennent étayer l’importance de cette instance soulignée par Vygotski « Cette parole ou discours intérieur joue un rôle central chez l’être humain. En effet, le langage intérieur participe à plusieurs fonctions cognitives telles que le développement du langage chez l’enfant, la pensée, la conscience et la conscience de soi, l’autorégulation, la mémoire de travail, la mémoire autobiographique, la planification de situations futures, la résolution de problème, la lecture et l’écriture ».
Fernyhough (psychologue et romancier contemporain) quant à lui tente de rendre compte de l’émergence d’une pensée dialogique dans le développement de l'individu. Cette pensée dialogique serait caractérisée par l’intégration dans le même acte psychologique de différentes perspectives sur le même objet. Le dialogue serait progressivement intériorisé chez l'enfant, selon quatre niveaux :
- Niveau 1 : le dialogue extériorisé. D’abord se met en place le dialogue interpersonnel, que l’enfant peut engager avec un adulte ou un pair, selon les structures habituelles de la conversation ;
- Niveau 2 : le discours pour soi. L’enfant parle ensuite pour lui-même et à haute voix, de manière manifeste. Ce dialogue ne s’adresse plus à autrui mais à lui-même ;
- Niveau 3 : le dialogue intérieur étendu. La forme extériorisée du discours pour soi décline ensuite vers une première forme de dialogue intérieur (conversation silencieuse avec soi-même). Les formes syntaxiques et sémantiques du langage ont régressé, mais le dialogue intérieur conserve la forme interactionnelle et séquentielle de la conversation. La possibilité de faire co-exister ou de mettre en tension différentes perspectives sur le même objet est ici encore assurée par ce format conversationnel intérieur.
- Niveau 4 : le dialogue intérieur condensé. Le dialogue intérieur s’affranchit de sa forme séquentielle et successive, et fait co-exister simultanément différentes perspectives dans une interaction dialogique non supportée par le schéma conversationnel. La pensée devient alors ce que Vygotski qualifiait de pensée de pures significations.
De plus, il y aurait selon lui une inter-fonctionnalité des niveaux entre eux i-e que la pensée opérerait des mouvements entre les différents niveaux en fonction des besoins de sa réalisation. Il évoque un bénéfice cognitif dans le fait de rétablir les structures linguistiques du dialogue intérieur comme soutien de réalisation (par exemple « l’introspection dont nous faisons l’expérience comme d’un dialogue intérieur est d’autant plus explicite que la tâche est difficile »).
Ainsi, les fonctions du langage dans la pensée seraient le résultat de l’intériorisation des formes langagières interpersonnelles et il y aurait une plasticité entre ces différents niveaux selon nos besoins.
Le langage intérieur et le processus psychothérapeutique
Selon un autre auteur russe du XXème siècle, Bakhtine (historien et théoricien de la littérature), le dialogisme est l'interaction qui se constitue entre le discours du narrateur principal et ceux d'autres personnages. Pour lui, le noeud de l'approche dialogique se situe dans les relations entre le dialogue intérieur et extérieur. Ce processus d'interaction se fait entre plusieurs dialogues : le dialogue avec les autres, le dialogue avec soi, et le dialogue avec l'autre en soi. Pour lui, quand on s'adresse à un destinataire immédiat, les répliques sont simultanément des questions et des réponses au surdestinataire (l'instance par laquelle on imaginerait être jugé) et au subdestinataire (soi-même). Lorsqu'une personne dialogue avec quelqu'un d'autre, cette activité dialogique l'amène à prendre son expérience comme objet (décentration), à se placer davantage en observateur de sa propre expérience (démarche réflexive sur nous-mêmes).
Ceci étant posé, je me demande quels peuvent être les liens avec ce que je vis dans l'espace psychothérapeutique ? En effet, dans le cadre de cet espace, une personne vient en consulter une autre en vue de résoudre les difficultés qu'elle rencontre dans son existence (mal-être, troubles corporels, scénarios répétitifs...). Cette activité psychothérapeutique passe par le langage. Le client ou le patient, selon la terminologie préférée, s'adresse au professionnel par le biais du langage ce qui déclenche effectivement souvent (mais pas systématiquement) un mouvement réflexif de lui à lui. Selon la réaction du psy, selon sa formation et sa pratique, cette activité réflexive sera plus ou moins facilitée et développée.
Cela vient ici s'articuler avec la posture du psy, et en ce qui me concerne, avec ma posture en tant que psychopraticienne dans l'Approche Centrée sur la Personne. Dans cette approche psychothérapeutique, pour Rogers, pour qu'il y ait une modification positive de la personnalité de la personne qui consulte, cela suppose l'existence d'un certain nombre de conditions (chez la personne qui consulte et chez le thérapeute) et ce pendant un certain laps de temps (suffisant). Je ne rentrerai pas dans le détail ici mais ces conditions, précisant l'articulation de ce qui se passe dans la relation thérapeutique, viennent faire écho avec ce que je viens d'expliquer sur le langage intérieur, ses liens avec la pensée et le déclenchement d'un mouvement réflexif intérieur provoqué par le dialogue avec le thérapeute dans les conditions très particulières de l'espace thérapeutique. Le client, "renvoyé à lui-même" par le biais de ce mouvement réflexif évoqué ci-dessus, dans ce cadre sécurisant et respectueux, est amené à prendre contact en lui-même avec des traces de son expérience (impression diffuse, sensation, ressenti corporel, émotion) et à entamer - quand il se sent prêt - un processus de symbolisation (une mise en sens).
Les apports théoriques précédents me permettent de dessiner les contours de ce qui pourrait se passer chez le client et comment - via le langage - l'articulation se ferait de l'inter-psychologique (dans la relation avec le thérapeute) à l'intrapsychologique (chez le client).