Comment comprendre la souffrance au travail ?
Nous entendons aujourd'hui beaucoup parler de souffrance au travail. Nous savons que l'évolution importante des organisations depuis les années 1980 (Sarnin, 2016) et en particulier le développement d'une logique dite gestionnaire (recours à la flexibilité du travail et à celle de l'emploi) correspond avec une augmentation conséquente des troubles psychopathologiques liés au travail (Dejours, Gernet, 2016). La crise sanitaire que nous vivons maintenant depuis presque deux ans a impacté également de façon significative les façons de travailler et est aussi génératrice de souffrance. Alors, ce petit article a vocation à donner quelques points de repère scientifiques sur le sens donné à l'expression "souffrance au travail" qui diffère selon les auteurs. Je me baserai ici essentiellement sur deux courants de la clinique du travail, la psychodynamique du travail et la clinique de l'activité.
La souffrance au travail pour la psychodynamique du travail
La psychodynamique du travail est un courant de la psychologie du travail initié par C. Dejours (psychiatre, psychanalyste et professeur de la chaire de psychanalyse-santé-travail du CNAM). Dans cette conception, la rencontre avec le travail mobilise en chacun de nous des processus psychiques. La souffrance au travail est conçue comme un vécu spécifique résultant de la confrontation des sujets à l’organisation du travail.
L’expérience du travail représente une épreuve psychique majeure dans la mesure où elle confronte au « réel du travail » i-e à ce que l’on n’arrive pas à faire (car trop compliqué ou impossible), aux conflits (ce qui ne va pas de soi dans le travail). Travailler consiste donc à endurer la confrontation à ce qui résiste, en vue de trouver une solution à un problème inédit et imprévu. Le travail engage une activité de conception non réductible à un travail d’exécution : l'individu cherche des solutions face aux difficultés rencontrées.
Pour cela, il développe une forme d’intelligence en situation réelle de travail à laquelle on peut donner le nom d’ingéniosité. Cette intelligence du corps est requise dans toutes les activités. Des liens de coopération vont mobiliser les initiatives individuelles élaborées vis-à-vis des difficultés réelles rencontrées en situation de travail. Les membres du collectif élaborent des règles de travail, qui vont combler les manques de l’organisation prescrite du travail. Il attendent en échange, une rétribution symbolique à la base de la reconnaissance et de l’appartenance au collectif de travail.
La souffrance est donc première dans l’expérience du travail mais cette expérience peut être transformée en plaisir, quand certains obstacles ont été dépassés et que la contribution individuelle à la solution peut trouver une forme de reconnaissance par les autres. Ainsi le travail peut jouer le rôle de médiateur dans l’accomplissement de soi. C'est alors "souffrir mais pas trop" (concept de normalité souffrante).
Mais si le sujet est dans l'impossibilité d'exprimer son ingéniosité et son intelligence, de résoudre les tensions, on voit apparaître des défenses de métier, des mécanismes délétères du collectif et le développement d'une souffrance pathogène. Quand l'effet déstabilisateur des contraintes organisationnelles déborde les défenses du sujet, la souffrance est trop importante, il y a risque de psychopathologie.
Reconnaissance et coopération en situation de travail revêtent une importance majeure pour la préservation de la santé mentale. L’essentiel de la clinique en psychopathologie du travail se déploie dans le champ de l’aliénation sociale, i-e des situations où le rapport entre un sujet et le réel de travail fait l’objet d’une non-reconnaissance, voire parfois d’un désaveu par autrui. Le sujet est alors condamné à la solitude.
La souffrance au travail pour la clinique de l'activité
La clinique de l'activité est une approche clinique du travail développée par Y. Clot, professeur émérite de psychologie du travail au CNAM, et chercheur au Centre de recherche sur le travail et le développement (CRTD).
Pour lui, il y a souffrance au travail quand le travail réalisé n'est pas un travail de qualité. Il est donc nécessaire de prendre soin du travail pour que les personnes se reconnaissent dans ce qu'elles font, à la fois dans le travail accompli mais aussi dans ce qu'elles ont fait d'elles-mêmes dans leur activité. Cela signifie que pour être en santé, l'individu doit éprouver la possibilité d'instituer entre les choses des liaisons à son initiative. Si ce n'est pas le cas, il ne s'y retrouve pas, ce qui est source de souffrance et de psychopathologie car il y a amputation de son pouvoir d'agir et sentiment d'impuissance (Travail et pouvoir d'agir, Clot, 2008).
Il est nécessaire de permettre au collectif de travail d'échanger dans la controverse pour débattre du comment du travail et pour définir les critères du travail bien fait. Cela permet à la fois du bien-être au travail et la performance de l'entreprise. En effet, pour Y. Clot, santé et efficacité sont reliées de l'intérieur, il est dommageable d'opposer performance et santé. La qualité du travail, les critères de la performance sont centraux pour la santé (La qualité du travail est centrale pour la santé, 2010). Pour cela, il faut mettre en place des espaces de discussion pour que les équipes dialoguent entre elles sur les critères du travail bien fait plutôt que de dénier la réalité du conflit de critères sur le travail.
Le collectif est un opérateur de santé. Lorsque l'on a à faire au sein d'une organisation à une collection d'individu plutôt qu'à un collectif de travail, chacun se sent isolé et est confronté à la solitude. Il cherche alors à trouver ses propres solutions face au réel du travail au risque de s'y épuiser ou de lâcher.